Le Cnam mag' #5 - page 24

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Vu d’ailleurs... avec Benjamin Stora
Je cherche à intéresser les
Français à une histoire qu’ils
croient être différente»
Historien et professeur des universités, Benjamin Stora est spécialiste de l’histoire coloniale, de
l’Algérie et de l’immigration en France. Depuis août 2014, il est président du Conseil d’orientation de
l’Établissement public du palais de la Porte Dorée, qui réunit le Musée de l’histoire de l’immigration
et l’aquarium tropical, à Paris.
Si le monde connaît en ce moment sa pire crise
migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale, la
tendance dominante est à l’endiguement du flux
migratoire. Que vous inspire cette situation?
Il est incontestable que l’on assiste à la plus grande
vague de réfugiés en direction de l’Europe depuis 1945.
Et en même temps, on assiste à une formidable rétracta-
tion nationaliste. On avait cru après la chute du Mur de
Berlin que les espaces de circulation allaient s’ouvrir,
que la question des libertés publiques allait l’emporter
en Europe sur les questions touchant au national, à la
sécurité et aux identités. Vingt-cinq, trente ans plus tard,
on s’aperçoit que la construction de l’Union européenne
et la chute du Mur n’ont pas débouché sur une ouverture
mais au contraire sur une redéfinition des principes de
l’identité européenne. Aujourd’hui, on parle en Europe
de son identité, non pas simplement à partir du politique
mais à partir du religieux. On est rentré dans une situa-
tion difficile.
Face à la montée des discours xénophobes en
réaction à l’arrivée d’immigrés, vous parlez de la
nécessité de transmettre une mémoire qui rende
compte de la réalité historique des migrations en
France. Qu’entendez-vous par là?
J’entends par là que la France, depuis la fin du XIX
e
siècle et le début du XX
e
siècle, a construit son identité
en partie par les vagues migratoires, en provenance
d’Europe : Italiens, Polonais, Juifs d’Europe centrale,
Espagnols, Portugais. Des millions et millions de per-
sonnes sont venues en France entre les années 1850-60
et les années 1950-60. Ce siècle d’immigration en France
n’a jamais été vraiment intégré dans les récits nationaux
français, manuels scolaires, films et fictions, littérature,
vie politique, etc. Il n’y a pas eu la nécessité, la volonté, le
désir de comprendre l’histoire française à travers ces
couches successives de populations d’immigrants. De
sorte que quand sont arrivées des vagues d’immigration
extra-européennes ou entretenant des histoires compli-
quées avec la France ou de religion différente, comme
l’islam, des discours xénophobes se sont réveillés. Peut-
être parce que le terrain n’avait pas suffisamment été
préparé, en montrant l’apport de la migration dans la
construction de l’identité française. Ce retard accumulé
explique en partie les réflexes xénophobes.
Quelles sont les caractéristiques de ceux qui arrivent
aujourd’hui en Europe?
La grande majorité des migrants à l’heure actuelle
viennent de pays où les États s’effondrent ou fonc-
tionnent de manière extrêmement chaotique. Ce sont
des situations exceptionnelles de catastrophes, de rup-
tures, de guerres. Sinon le déplacement des populations
n’aurait pas été aussi imposant ! C’est un million de per-
sonnes qui rentrent en Europe. Là, il y a une corrélation
entre les Printemps arabes et leurs échecs. Car les
migrants sont aussi le produit d’un échec politique. Une
série de grands mouvements démocratiques ont été
défaits.
C’est une vague migratoire complexe, difficile à analyser
car ce sont des gens qui ne viennent pas en Europe sim-
plement pour des questions économiques. La plupart
sont très éduqués, parlent anglais, ont des qualifications
particulières. En d’autres termes, on ne peut pas
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